Geoff Barrow s'est avancé masqué, comme l'esprit profond vanté par Nietsche. C'est sans doute à la faveur de l'époque, que l'homme derrière les plus belles heures du trip-hop made in Bristol a abattu son jeu. En effet,
Third, le troisième album de
Portishead sorti en 2008, rompait huit années de silence en exposant au grand jour l'attrait de son leader pour les musiques risquées des années 70, rock psychédélique et krautrock en tête. Mieux, en réalisant le crossover inespéré entre le rock motorisé de
Neu! et les sonorités glaciales de
Silver Apples, il permettait à la voix torturée de
Beth Gibbons de prendre toute l'ampleur qu'elle méritait et d'insuffler par la même occasion une noirceur renouvelée à la marque
Portishead. Preuve que
Geoff Barrow a su se couler dans la modernité, malgré l'effondrement du trip-hop à la sortie du XXe siècle. Sans doute a-t-il compris depuis longtemps que l'avenir de la musique appartient aux fétichistes de l'analogique, aux geeks qui vivent son histoire en mode repeat.
La plupart des projets parallèles de
Geoff Barrow portent le sceau de cette modernité, de cette hybridation parfois outrancière qu'on retrouve dans toutes les musiques d'aujourd'hui et qui fait éclater toutes les frontières, temporelles ou esthétiques. On pense au hip-hop tarabiscoté à grand renfort de samples de
Quakers ( le premier album est à venir prochainement), à la Kosmische Musik de
Drokk ou au trip-hop robotique d'
Anika, qui ressusciterait presque la
Nico du
Velvet Underground. Mais
Beak> occupe certainement la place de choix, ce que vient confirmer la parution ces jours-ci d'un second album.
Beak> a beau être un projet récréatif pour le leader de
Portishead, cela ne l'empêche pas d'étaler un certain niveau d'ambition qui fait parfois défaut à ses autres projets. Dans la droite lignée de
Third et ses expérimentations retro-futuristes,
Beak> donne en fait la possibilité à
Geoff Barrow de se heurter plus frontalement à l’œuvre de ses héros, les papes du psychédélisme électroniques de
Silver Apples, et les franc-tireurs du krautrock,
Neu!,
Can ou
Ash Ra Tempel.
Pour amener sa musique à ébullition,
Barrow peut compter sur un duo-basse batterie gonflé aux amphétamines, composé de
Billy Fuller de
Fuzz Against Junk et de
Matt Williams, un compagnon d'arme au sein de
Team Brick. Trop titillés par l'envie d'en découdre tout de suite, les trois hommes nous dispensent d'ailleurs d'un quelconque round d'observation. Dès l'ouverture,
Beak> drape son rock musculaire et tendu à l'extrême de sirènes détraquées pour mieux dérouler sa mécanique métronomique (
The Goal). Sur les deux pistes suivantes,
Beak> maintient sa vitesse de croisière et déploie avec patiences ses schémas tactiques : circulaires pour
Yatton et graduellement explosifs sur
Spinning Top. C'est net : le trio laisse moins de place à l'improvisation, réfléchit même sa stratégie et c'est une petite révolution par rapport au précédent opus. A force de taper dans les rythmiques binaires et les circuits linéaires,
Barrow tire même sa musique vers une forme de régression rock. Mais son écriture précise et aiguisée, parfaitement mise en valeur par une production minimale et robotique, dans l'esprit même, on le répète, de
Silver Apples, élève son rock répétitif vers les sommets du genre. Un titre en particulier va résolument au bout de la logique. C'est
Wulfstan II où le duo basse-batterie creuse le sol sous nos pieds par assauts répétés. Tout le reste de l'armada, orgues, voix et guitares acérées, lui emboîtent le pas, dessinant un groove malade et tranchant. A ce moment là du disque, il ne faudrait pas grand chose pour qu'il bascule dans quelque chose de vainement sépulcral, une sorte krautrock façon "hommes des cavernes" trop bête pour être vraiment méchant. Mais
Barrow conduit la charge avec une conscience aiguisée de ses propres limites, ce qui lui permet de frôler continuellement le surrégime sans jamais faire s'enrailler la machine.
Point de vue arrangements,
Barrow reste fidèle à sa réputation d'orfèvre, ce qu'on vérifie sur des titres moins frénétiques, où le travail sur l'ambiance ou la production est préféré :
Liar et ses arpegiators lancés à toute berzingue convient presque l'ambient de
Tangerine Dream, les drones perturbés de
Ladies' Mile font tomber sur l'auditeur une épaisse chape de plomb et
Elevator, avec ses synthés analogiques tous poussiéreux, descend l'autobahn Kraftwerkienne. Même
Spinning Top de manière presque surnaturelle, semble sortir tout droit du premier
Silver Apples. Bref, à leur manière, chacune de ces pistes offre à
Barrow et ses comparses l'occasion de repousser leurs limites en continuant d'éprouver toutes les facettes de la musique des années 70, son pessimisme latent, son attrait presque maladif pour la transcendance et sa nostalgie d'un futur en passe d'être avorté.
Avec
Beak>,
Barrow travaille les mêmes influences quasi-mythologiques présentes sur
Third, cependant qu'il tente de débarrasser sa formule du lyrisme dépressif de
Portishead. Au final, son rock de synthèse, racé et implacable, paye un hommage beaucoup plus appuyé au krautrock et à la machinerie rythmique de
Silver Apples. S'il évacue l'emphase morbide de
Portishead,
Barrow pousse toutefois la relative froideur de sa musique jusqu'à une forme de glaciation suicidaire héritée du post-punk de
Joy Division mais surtout de
Section 25. Et ce mélange hautement explosif est souvent d'une efficacité redoutable. En attendant le quatrième album de
Portishead, ce deuxième opus de
Beak> comble toutes nos attentes en explorant de nouveau le psychédélisme des années 70 et les belles excursions motorisées du krautrock avec un respect authentique et en même temps cette pointe d'irrévérence qui fait souvent la différence avec le tout venant du revival actuel.